lundi 23 juin 2008

le centre de rétention de Vincennes détruit par le feu

un de moins... des précisions au fur et à mesure...

lundi 23 juin 2008


LE CENTRE DE RÉTENTION DE VINCENNES INCENDIÉ PAR DES SANS-PAPIERS EN COLÈRE


Le centre de rétention de Vincennes est parti en fumée dimanche après que des détenus aient mis le feu à leurs matelas. - AFP

Le centre de rétention administrative de Vincennes a été détruit dans un incendie dimanche, déclenché par les sans-papiers en colère après le décès d'un des leurs. Les sans-papiers ont été transférés, mais 14 manquent à l'appel, ayant réussi à s'échapper dans la cohue du sinistre et de la manifestation spontanée qui s'est déroulé devant le centre.

Les deux bâtiments du Centre de rétention administratif (CRA) de Vincennes ont été détruits dans un incendie qui s'est déclaré dimanche. "Les deux bâtiments sont entièrement détruits et les personnes ont été évacuées dans le gymnase de l'école de police", situé dans l'enceinte du CRA, a indiqué le responsable FO, Luc Poignant.

Deux incendies se sont déclarés simultanément vers 15h45 dans les bâtiments 1 et 2 du CRA. Ils ont vraisemblablement été déclenchés par les sans-papiers qui ont mis le feu à leurs matelas pour protester contre leurs conditions de rétention et le décès, samedi, d'un détenu tunisien, mort d'une crise cardiaque. Selon Bahiga Benkouka, du 9è collectif de sans-papiers, l'état de santé de la personne décédée était "incompatible avec la rétention, c'est à l'hôpital qu'il aurait dû être". Ce que réfute la préfecture de police.

Prévisible

Le centre de rétention de Vincennes est composé de deux bâtiments de 140 places chacun, ce qui en fait le plus grand de France. "Tous ceux qui ont pénétré dans ce centre ont témoigné des conditions de tension extrême dans lesquelles vivent les retenus. Elle est le résultat d'une situation explosive et indigne, connue et provoquée par le gouvernement", déclare Cécile Dufflot, secrétaire nationale des Verts. "Les départs d'incendie, les auto-mutilations, les accrochages sont quotidiens dans le centre", souligne à Gérard Moyon, du Réseau Education Sans Frontières (RESF).

14 manquent à l'appel

Toute la journée, proches de retenus et associations ont fait le pied de grue devant le CRA, demandant leur libération. A la suite de cet incendie, 235 sans-papiers ont été transférés, dans la nuit, vers les centres de Lille, Nîmes, Palaiseau et Oissel. Par ailleurs, 14 sans-papiers manquent à l'appel, ayant réussi à s'échapper dans la cohue.




voir également:

un témoignage sur HNS-info

vidéo rue 89 - 1

vidéo rue 89 - 2




à propos des CRA, en consultation (296 pages) le RAPPORT CIMADE 2008

vendredi 20 juin 2008

homogène-brisé


vues satellites de Bagnolet limite Montreuil, un "pâté de maisons" recomposé en mode aléatoire
(pour l'anecdote, c'est autour d'un lieu associatif qui n'est plus - cherchez les petites voitures bleues...)

vendredi 13 juin 2008

L’ESPACE ET L’ÉTAT

Henri Lefebvre : De l’État
4 tomes, UGE - 10/18 (1976-1978).

tome 4. Les contradictions de l’État moderne



V. L'ESPACE ET L'ÉTAT

L'État se lie à l'espace, au cours de sa genèse, par une relation complexe, qui a changé et traversé des points critiques. Né dans et avec un espace, peut-être périra-t-il avec lui. Les moments de cette relation sont :

a) La production d'un espace, le territoire national, espace physique, balisé, modifié, trans­formé par les réseaux, circuits et flux qui s'y installent : routes, canaux, chemins de fer, cir­cuits commerciaux et bancaires, autoroutes et routes aériennes, etc. C'est donc un espace matériel — naturel — dans lequel s'inscrivent les actes des générations, des classes, des pouvoirs politiques, en tant que producteurs d'objets et de réalités durables (non pas seulement de choses, de produits isolés, d'outils, et de mar­chandises livrées à la consommation). Au cours de ce processus, la ville et la campagne prennent un nouveau rapport au sein du troisième terme : l'État qui a la ville pour centre. Elles ne se séparent plus; mais n'entrent pas pour autant dans un processus harmonieux de dépassement. Elles subsistent comme lieux assignés de la division du travail sur le territoire. Morpholo­giquement, ce rapport (dans l'État moderne) aboutit au mélange informe, au chaos, malgré l'ordre administratif et la logistique spatiale de l'État.

b) La production d'un espace social propre­ment dit, édifice (artificiel) d'institutions hiérar­chisées, de lois et conventions soutenues par des « valeurs » que véhicule la langue nationale. Cette architecture sociale, cette monumentalité politique, c'est l'État lui-même, pyramide posée sur sa base et portant au sommet le chef politique : l'abstraction concrète, pleine de sym­boles, siège d'une circulation intense d'informa­tions et messages, d'échanges « spirituels », de représentations, d'idéologie, de savoir lié au pouvoir.

«Pas d'institution sans un espace...» (R. Lourau : l'Analyseur Lip, p. 131). La famille, l'école, l'entreprise, l'église, etc. pos­sèdent chacune un espace « approprié ». A quoi? A l'usage spécifié dans la division du travail social et pour la domination politique. Dans leur espace, un ensemble de demandes et de réponses « adaptées », rarement formulées comme telles parce qu'allant de soi, prennent une évidence quasi naturelle, au niveau du quotidien et du sens commun.

Donc, chaque État a son espace, qui d'abord relève de la nature, à laquelle l'État s'oppose de toute sa puissante stature, historiquement et politiquement. Ensuite, chaque État est un espace social, figuré par la pyramide et le cercle des cercles (Hegel). Dans cet espace social, il y a un minimum de consensus; de même qu'un chien se nomme un chien, de même chaque Français sait de quoi il parle quand il s'agit de la mairie, du bureau de poste, de la gendarmerie, du préfet, du département, du député, de l'épice­rie, de l'autobus et du train, des gares et des bistrots.

c) En ce dernier sens, comprenant le consen­sus social (non immédiatement politique) l'État occupe un espace mental, avec les représenta­tions que chacun s'en fait : confuses ou claires, vécues ou élaborées. Cet espace mental ne doit pas se confondre avec l'espace physique ou social, mais ne peut s'en séparer. Ici et ainsi se discernent l'espace des représentations et la représentation de l'espace.

Produit — enfant — d'un espace, le territoire dit national, l'État se retourne vers ses propres conditions historiques et antécédentes; il les transforme. A son tour, il engendre des rapports sociaux dans l'espace; il va plus loin lorsqu'il se déploie; il produit un support, un espace, le sien, lui-même complexe, régulateur et ordonna­teur de l'espace national qui tend à éclater, au sein de l'espace mondial qui tend à s'établir. L'espace produit par l'État doit se dire politique, avec des caractères propres et des buts spéci­fiques. Il ré-organise les rapports (sociaux de production) en fonction du support spatial; il rencontre et heurte l'espace économique préexis­tant : pôles de croissance spontanés, villes histo­riques, commercialisation de l'espace fractionné et vendu par lots, etc. Il tend à reconduire non seulement les rapports sociaux inhérents à la production industrielle, mais les rapports de domination inhérents à la hiérarchie des groupes et des lieux. Au chaos des relations entre les individus, les groupes, les fractions de classes et les classes, il tend à imposer une rationalité, la sienne, qui a l'espace pour instrument privilégié. L'économique se reconsidère en termes spa­tiaux : flux (énergie, matières premières, main-d'œuvre, produits finis, circuits commerciaux, etc.) et stocks (or et capital, investissements, machines, techniques, établissements fixes de divers emplois, etc.). L'État tend à contrôler flux et stocks, en assurant leur coordination. Au cours de ce processus à triple aspect (croissance, c'est-à-dire accroissement des forces produc­tives, — urbanisation, donc formation d'unités géantes de production et de consommation, — spatialisation) a lieu un bond qualitatif : l'émer­gence du MPE (mode de production étatique). L'articulation entre le MPE et l'espace a donc une importance fondamentale. Elle diffère de la relation entre les modes de production anté­rieurs (y compris le capitalisme) et les modalités d'occupation de l'espace naturel (y compris ses modifications par la pratique sociale). Quelque chose de nouveau apparaît dans la société civile et dans la société politique, dans la production et dans les institutions étatiques, qu'il faut porter au langage et au concept. La rationalisa­tion et la socialisation de la société ont pris cette forme : politisation, étatisme.

Pour exposer et prouver cette suite de thèses, les difficultés ne manquent pas. En premier lieu, les arguments ont été fournis dans d'autres ouvrages (1); l'auteur cependant ne peut ni simplement renvoyer à ces livres, ni se contenter d'allusions; il devra donc « exposer » les thèses, en résumant les formules et arguments et de plus en les complétant ; car il y a presque chaque jour du nouveau qui se découvre ou s'invente en ce domaine, frontière entre le politique, le social et l'économique. Ce qui concerne l'État est loin d'être épuisé dans les ouvrages cités.

Ce n'est pas tout ; il y a encore le poids d'un proche passé. La réflexion dite « marxiste », se réclamant de Marx, a précisément négligé pen­dant longtemps ce qui passe aujourd'hui au premier plan : la ville et l'urbain, l'espace, l'État lui-même. D'où certaines difficultés supplémen­taires pour arriver aux concepts et les dire avec un vocabulaire encore défaillant. Quant à la connaissance de l'espace (social), elle se consti­tue en science, aujourd'hui à l'état naissant, qui ne s'annonce pas moins complexe que les sciences de l'espace abstrait (géométrie, topologie, etc.) et de l'espace physique (de la physique à la cosmogonie). Par exemple, la science de l'espace comprend une histoire de l'espace. La simple étude analytique de la monumentalité et du rapport entre le monument et le bâtiment exigerait des volumes. Qui dit « monument » dit oppression et domination, donc pouvoir, mais aussi splendeur et sens. Encore une trilogie sans doute inépuisable...


Revenons sur chacun de ces points. Pourquoi la pensée dite marxiste a-t-elle si longtemps négligé les questions relatives à l'urbain et à l'espace? Parce que l'action et la réflexion marxistes s'orientèrent dès le début vers l'ana­lyse critique de la production au sens strictement économique, de l'entreprise, du travail produc­tif, ainsi que vers la stratégie d'une prise éventuelle du pouvoir étatique, et par consé­quent, d'une utilisation des appareils d'État dans la gestion des forces productives. Il s'ensuit que l'ensemble des mouvements et des partis se réclamant du marxisme n'a pris conscience que récemment de cette problématique : la ville, l'espace, l'État. Les questions les plus pressantes se renvoyaient « à la suite », après la prise du pouvoir. « Quand nous serons au pouvoir... ». On passait sous silence les faits les plus criants : l'industrialisation massive, à l'échelle mondiale, au cours de la seconde moitié du xxe siècle, avec sa conséquence : l'urbanisation non moins mas­sive. Autres faits criants : non seulement une prolifération urbaine monstrueuse, mais le sort pendant cette période de la ville historique, préexistante au capitalisme. La ville historique (Paris) obéit aux opérations des promoteurs, des banques, ainsi qu'au contrôle politique qui garantit ces entreprises. En même temps, la montagne, la mer, la plage, le sol agricole et le sous-sol minier s'intègrent à la domination-exploitation par les centres dominants. Ce qui concerne l'espace entier! Les anciens espaces, du quartier et du village au territoire national, tendent à éclater. Ces opérations consolident les centres (capitales et métropoles) comme centres de puissance, en « élitisant » la population, en expulsant vers les périphéries production et travailleurs.

En France et ailleurs se répand, pendant cette période, une idéologie au sens fort du terme (élaborée et diffusée comme telle) que les « mar­xistes » n'ont pas combattue; l'on peut même assurer qu'ils l'ont favorisée. Selon cette idéolo­gie, la production industrielle porte en soi l'essen­tiel de la vie sociale et politique, notamment une rationalité neuve. Les effets tels que l'urbanisa­tion n'ont qu'un caractère secondaire; ils n'attei­gnent jamais l'importance et l'intérêt de la cause essentielle : l'économique, les forces productives, l'industrialisation. Ils ne posent donc que des problèmes administratifs. S'il y a erreurs et défaillances, elles proviennent de la gestion capitaliste de l'industrie et d'une absence de planification rationnelle des forces productives. Une organisation et une gestion « ouvrière » de la production par un État que contrôlera jusqu'à s'identifier avec lui le parti dirigeant, résoudra aisément ces problèmes dérivés et secondaires.

Cette idéologie entretient la conviction que les problèmes urbains et spatiaux sont ou des problèmes de pays sous-développés ou des résul­tats de la prédominance des « intérêts privés » sur l'intérêt général et public, représenté plus ou moins bien par l'État. L'industrialisation appa­raît comme un processus nécessaire et suffisant, portant en lui-même ses lois (économiques) et ses implications (reproduction de la force de travail, etc.). A la limite, que faut-il? Que suffit-il de faire? Restituer la cohérence au processus de la croissance.

N'est-il pas surprenant de constater que l'idéologie marxiste (le marxisme idéologisé) ne s'occupe guère de sa propre cohérence? En même temps, les mêmes gens niaient l'accumula­tion et la possibilité de la croissance dans les rapports de production capitalistes — et suresti­maient le processus de la croissance en l'érigeant au niveau d'une substance sociale se dévelop­pant selon ses propres lois. Cette thèse, au surplus, se rapproche du saint-simonisme plus que de la pensée critique de Marx.

Quand certains idéologues se réclamant du marxisme et même en revendiquant le monopole daignèrent se pencher vers les questions envisa­gées — l'urbain, l'espace, l'État, — ils appor­tèrent avec eux un marxisme mutilé, réduit et réducteur. Leur attitude scientiste, proche du positivisme, ne différait guère du fonctionnalisme banal, non sans lui ajouter de grandes préten­tions. Passés au crible de l'épistémologie, leurs catégories et concepts, semblaient clairs. Ils l'étaient; ils simplifiaient le « réel », c'est-à-dire la réalisation des formes, processus qui leur échappait en raison de leur approche. Comme leur réflexion réductrice « structurait » le réel alors qu'ils croyaient le décrire, ces idéologues arrivaient à des conclusions exactes mais tri­viales, auxquelles ils donnaient l'allure de grandes vérités scientifiques, définitivement et durement acquises. La clarté du résultat fait parfois oublier la pauvreté et la sécheresse de l'appareil conceptuel, et surtout l'évacuation de tout mouvement dialectique.

Quelques-uns, avec un dogmatisme entêté (dont la revue Espace et Société porte la marque) réduisaient la « réalité » urbaine et spatiale à des affaires de rentes du sol, de spéculation immobilière, de promoteurs et de banques. Ce qui n'est pas faux mais étriqué.

On peut soutenir que la production a ses lieux, les entreprises, et la consommation les siens : la ville. Celle-ci se définit clairement quand on la réduit à une somme de lieux (les commerces, les habitations, les ménages) avec une fonction, celle de reproduire la force de travail. Le mode de production (capitaliste) se structure ainsi de façon lumineuse. D'un côté, la production, les rapports de production, les lieux de la production; de l'autre, la consommation et les lieux de la consommation, plus ou moins contrôlés par les « instances » économiques (le grand capital) et politiques (les appareils d'État, y compris les appareils idéologiques).

Cet ensemble idéologique n'est pas faux, substantiellement. Il le devient en écartant toute autre « vérité », en évacuant le reste, en se totalisant. Il peut s'appuyer sur un nombre illimité de faits. Ce qui n'élargit en rien son horizon et ne supprime pas sa capacité réduc­trice (1).


Avant le capitalisme, la ville était déjà un lieu de rencontres, d'accueil, de rassemblement, dotée à ce titre d'un caractère sacré qui s'expri­mait dans les lieux religieux : temples, sommets et sources, cathédrales, etc. Au moment de la formation du capitalisme, qui se constitue hors des cités les plus anciennes, la réunion des unités de production encore artisanales dans la ville est l'analogue de la réunion des outils et machines (métiers à tisser, etc.) dans l'atelier et la manu­facture. Déjà la ville devient force productive. Elle ne reste pas en dehors des rapports de production, pas plus que des rapports de propriété. L'espace produit est aussi producteur : instrument et non contenant passif, inerte, indif­férent au contenu.

On ne saurait trop insister sur la haute complexité des rapports entre « la société », citoyens et habitants, et la ville, l'urbain, l'es­pace. Pour l'individu, la ville qui l'entoure est à la fois le lieu du désir (des désirs : ce qui les éveille, les multiplie, les intensifie) et l'ensemble des contraintes qui pèsent sur les désirs, qui inhibent le désir. C'est dans l'urbain que s'ins­talle, s'instaure, s'institue le quotidien. Cepen­dant la ville suscite le rêve et l'imaginaire (qui explorent le possible et l'impossible, les effets de la richesse et de la puissance). Les rapports considérés sont donc à la fois formels et réels, pratiques et symboliques. La ville et l'espace ont de multiples fonctions, mais ces fonctions n'épuisent pas le réel; de sorte que l'espace et la ville sont à la fois être poétique et pression durement positive. Les comportements se décrivent, les désirs se disent, s'expriment; la ville et l'urbain suscitent en même temps un savoir et un lyrisme. L'urbain, la ville et ses environs, l'espace concerné et cernant, font une totalité partielle et ouverte, elle-même niveau de totalités plus vastes (la nation, le territoire national, l'État). De quel droit mutiler cette totalité? Et pourquoi le marxisme devrait-il évacuer le symbolique, le rêve et l'imaginaire? Éliminer méthodiquement et théoriquement « l'être poétique », l'œuvre?

L'analyse montre qu'il y a dans nos pays, en premier lieu les exigences du capitalisme et du néo-capitalisme, des promoteurs, des banques spécialisées. En second lieu, l'État n'intervient pas épisodiquement et ponctuellement mais sans cesse, par divers organismes et institutions consacrés à la gestion comme à la production de l'espace. Cet espace étatique, que nous devons analyser de près, n'a pas le caractère chaotique de l'espace produit par les intérêts « privés ». Il se veut homogène, le même partout, selon une rationalité de l'identique et du répétitif qui permet d'introduire dans les coins les plus reculés (qui cessent d'être des « coins ») la présence étatique, contrôle et surveillance. Entre les intérêts « privés » et l'action des pouvoirs -« publics », il y a tantôt collusion, tantôt colli­sion. Ce qui engendre le paradoxe de l'espace homogène-brisé; il suffit d'ouvrir les yeux et de regarder autour de soi attentivement pour chan­ger ce paradoxe en une évidence, difficile à dire cependant.

En troisième lieu, les mouvements d'usagers (protestations et contestations) sont devenus un phénomène mondial, non moins que les reven­dications relatives au travail et aux lieux de travail, encore que différents.

Les mouvements d'usagers, en France, ne sauraient se comparer à ceux qui ont lieu au Japon, en Espagne, en Italie, voire aux USA. Dans ces pays, les usagers et même les consom­mateurs paraissent plus conscients de leurs intérêts et de leurs buts, à savoir la nouvelle appropriation d'un espace dont les producteurs considèrent peu l'usage. Pourquoi cette fai­blesse en France? Sans doute à cause de l'État, à la fois contrainte et recours, pression et arbitrage (apparemment). Non seulement la pression étatique est en France plus forte qu'ail­leurs, mais la gauche jacobine l'accentue en raison de son option centralisatrice. Elle contri­bue à affaiblir ces mouvements que seule une fraction « gauchiste » soutient sans arrière-pen­sées politiques. C'est peut-être au Japon que ces mouvements atteignent la plus grande force, avec les objectifs les plus vastes. Dans l'Espagne actuelle (début 1977) plus de quatre mille comités de « vecinos » déploient une activité qui met en question l'organisation de la société en même temps que celle des villes et de l'espace.

Ces mouvements ravivent le concept de l'usage sans le réduire à une simple consommation de l'espace; ils mettent l'accent sur les rapports des gens (individus, groupes, classes) à l'espace avec ses niveaux : le voisinage et l'im­médiat, l'urbain et les médiations, la région et la nation, le mondial enfin. Ils expérimentent les modalités de l'action à ces diverses échelles, selon l'expérience et le savoir des « partici­pants ». Ils suscitent l'hypothèse d'une éven­tuelle convergence entre les revendications concernant le travail (l'entreprise) et celles qui concernent l'espace entier, c'est-à-dire la vie quotidienne.

Y a-t-il des moments privilégiés où les gens (individus, groupes, fractions de classes) ont véritablement ressenti l'espace? Rencontré la ville? Certes : historiquement, lors de la renais­sance italienne. Plus près de nous, en mai 1968. Comme par miracle, le quotidien émergea en se transformant. On vit alors l'occupation de leur espace par les étudiants, d'abord, par la classe ouvrière ensuite, avec une tentative d'appropria­tion. Au cours de cette tentative vinrent en plein jour le rapport complexe des groupes sociaux avec leur espace, celui des individus avec leur corps, leur parole, leur voix.


La distinction entre valeur d'échange et valeur d'usage est essentielle dans la théorie marxiste. Marx présente, dans Le Capital, la relation entre ces deux valeurs comme une opposition logique, comme les deux pôles d'une opposition perti­nente. Aujourd'hui, dans le monde moderne, un conflit aigu et violent se déploie dans l'espace entre ces deux valeurs; entre l'espace qui devient valeur d'échange et l'espace qui reste valeur d'usage. Tels, par exemple, les espaces histo­riques, les villages et les paysages pré-capita­listes. Le tourisme se précipite sur eux, les soumet à l'échange et les ronge et les détruit. La valeur d'échange évolue elle-même vers une abstraction de plus en plus grande et devient échange d'abstractions.

Le problème urbain se pose, dans ces condi­tions, avec une extrême acuité car il s'agit d'espaces étroitement soumis à la domination de l'échange par la spéculation, par l'investissement de capitaux, alors qu'un espace urbain repré­sente un usage, c'est-à-dire un emploi du temps.

D'après ce qui précède, on pressent le déplacement du rapport « valeur d'usage - valeur d'échange », depuis le moment où Marx écrivait ses ouvrages (les Grundrisse et Le Capital). L'opposition logique servit à Marx de point de départ dans la déduction-construction des caté­gories et dans l'enchaînement des concepts qui constitue la théorie. Depuis lors, l'opposition logique entre dans un conflit dialectique. Le conflit entre valeur d'échange et valeur d'usage ne peut plus passer pour mental, mais pour social (pratique). Du nouveau advient dans ce domaine. En raison de quoi? Du capitalisme, certes (et du socialisme), mais aussi de la maîtrise sur la nature par les techniques, maî­trise qui va jusqu'à la destruction du naturel, à la fois mentalement, socialement, physiquement.

Pénétrons plus profondément dans l'usage. L'usage permet l'échange : la chose dont quel­qu'un fera usage se vend; elle prend valeur d'échange parce qu'elle a valeur d'usage. Toute­fois, l'usage ne coïncide pas avec la valeur d'usage. L'eau, l'air, la lumière, n'eurent pas de valeur d'échange, pendant des millénaires et jusqu'à la modernité, encore que tout le monde en fasse usage. Plus précisément, l'air, l'eau, la lumière, la terre — 4es éléments — prennent valeur d'usage dès le moment où ils se pro­duisent et se vendent, donc en prenant valeur d'échange : l'air, avec l'air conditionné — l'eau avec la fourniture par canalisations — la lumière avec l'éclairage factice — la terre enfin et surtout dès qu'elle devient objet de propriété.

L'usage persiste, puisqu'il correspond à un besoin, fondamental ou factice, physique ou élaboré : respirer, boire, voir, marcher. Dès qu'un élément cesse d'être un don de la nature, autour de lui commencent à se livrer des luttes acharnées. Du don, la pratique passe au régime de la « dette » et de la redevance; l'élément se compte et se comptabilise. Chaque individu est redevable à la société de ce qu'il en reçoit au titre d'élément, qui n'a plus rien d'élémentaire : sa part d'eau, d'air, de lumière, de terre. Les « éléments » entrent de ce fait dans la région conflictuelle où se règlent les affaires sociales, par contrats et débats (relatifs à la dette et à l'endettement). L'usage, gratuit (gracieux) au temps du don spontané et de l'abondance naturelle, se gagne, se conquiert, se défend durement. Ceci pour les individus comme pour les groupes (villages, villes). La question du « territoire » commence à se poser pour chacun et pour tous, pour les isolés comme pour les collectivités, du village à la nation. Au bout du compte, c'est-à-dire quand tout se compte (se comptabilise), chacun réclame son dû, en espace, en air, en eau. Beaucoup ne l'obtiennent pas. N'en va-t-il pas de même pour le corps, don de la nature, vivant dans et par les dons, ensuite pris dans les réseaux des dettes, redevances, contrats?


Considérons une (la) plage. Lieu privilégié pour nous, gens de la modernité; lieu inventé ou découvert récemment; lieu de jouissance. Est-ce vraiment un lieu? Oui et non. C'est un espace situé entre les éléments, à leur rencontre et croisement : le soleil, l'air et le vent, la mer, la terre. Le lieu n'appartient à aucun élément et les contient tous. Pas de plage sans le sable qui prolonge la terre, que la mer baigne, que le vent caresse, que le soleil chauffe. La réunion des éléments se donne à vivre. En quoi consiste l'usage? En l'acceptation de ce don. Quel usage? Le corps, la présence, la prégnance du corps (caricaturale parfois, parfois belle). Comme le corps, comme la chair vivante, comme le vécu, la plage a son usage et son sens en soi. Usage et sens : le plaisir, la jouissance et même la joie de vivre. Les enfants n'en usent pas comme les amoureux ou les sportifs, ni comme les gens âgés. Donc multiplicité d'usages, selon les corps et l'usage du corps. L'appropriation de cet espace par le corps s'accomplit avec une aisance qui fait partie de la jouissance.

On peut vendre les plages. La pression s'exerce en ce sens des intérêts, et pas seulement ceux du grand capital. On peut barricader, interdire, lotir. La propriété lutte contre l'appro­priation, de façon lisible, visible, évidente, sur cet espace. L'échange et la valeur d'échange luttent contre la valeur d'usage et contre l'usage qui se montre à travers les valeurs. C'est-à-dire contre le corps vivant et le vécu.

Si la « base » de la société, y compris les enfants et tous les « usagers », avait gardé la parole et la possibilité d'intervenir, y aurait-il problème? Peut-être que non. Il se trouve donc que « les autorités », jusqu'au pouvoir politique, interviennent sans cesse pour garantir l'accès aux éléments contre ceux qui veulent se les réserver ou les vendre au plus offrant. L'État qui gère l'espace se voit obligé d'agir contre ceux qui l'ont chargé de cette gestion difficile.

La plage acquiert une valeur symbolique. Elle symbolise la lutte pour l'espace, pour l'usage, pour la jouissance par le corps — et aussi l'action conservatrice de l'État, qui elle-même résulte de ce que les usagers n'ont la parole que s'ils la prennent. Dépossédés de plusieurs façons, les usagers font appel à l'État, qui n'a pas peu contribué à les déposséder, mais ne peut pas ne pas répondre à l'appel.


Le secret de l'État, caché dans son évidence, ne se trouve-t-il pas dans l'espace? L'interaction entre l'État et le territoire est telle que l'on peut dire que l'un engendre l'autre. Ce qui explique l'illusion et l'apparence des hommes de l'État. Ils semblent administrer, gérer, organiser un espace naturel. En fait, c'est-à-dire en pratique, ils lui substituent un espace autre, d'abord économique et social, puis politique. Ils croient obéir à ce qu'ils ont en tête : une représentation (du pays, etc.) En fait, ils établissent un ordre : le leur.

La mise en pleine lumière de la jonction entre l'État et l'espace exige la fin d'une méconnais­sance du spatial et la reconnaissance d'une théorie de l'espace (social). Dans cette perspec­tive s'associent le mouvement des usagers à l'échelle mondiale et la science de l'espace qui ne peut plus se considérer comme extérieure à la pratique.

La connaissance de l'espace social présente le côté théorique d'un processus social dont les mouvements d'usagers sont le côté pratique. Ce sont les aspects indissolubles d'une même réalité et des mêmes potentialités. Ce qui correspond dans une certaine mesure à la situation où Marx se trouvait par rapport au mouvement ouvrier et aux revendications concernant le travail (les lieux de travail). A cette époque, les économistes que Marx nommait « vulgaires » s'occupaient des produits, répertoriaient et comparaient les objets, en appréciaient les coûts. Ils s'occupaient des choses. Marx inverse la démarche. Au lieu de considérer les produits, il envisage la produc­tion, c'est-à-dire le processus productif et les rapports de production (ainsi que le mode de production). Il fonde ainsi une théorie. De même, aujourd'hui, beaucoup de gens décrivent des espaces, écrivent des discours sur l'espace. Il reste à inverser la démarche en fondant une théorie, la production de l'espace. Dans cette production, l'État est de plus en plus évidem­ment agent de la production, et même maître d'ouvrage.

La connaissance de l'espace constitue-t-elle une science? Oui et non. Oui, car elle comporte des concepts ainsi qu'un enchaînement théo­rique de ces concepts. Non, en ce sens que la science se pose généralement et se situe dans une « objectivité » qui fait abstraction du « vécu », c'est-à-dire du corps et du « sujet » qui l'habite, qui séjourne en lui.

La connaissance de l'espace ne peut réduire le vécu au conçu, ni le corps à l'abstraction géométrique ou optique. Au contraire : cette connaissance doit partir du vécu et du corps, donc de l'espace occupé par un être organique, vivant et pensant. Cet être a (est) son espace, circonscrit par les alentours prochains, menacé ou favorisé par le lointain. A portée du corps, c'est-à-dire des mains, il a ce qui lui sert ou ce qui le blesse; au-delà de cette proximité com­mence l'espace social qui se prolonge sans frontières bien définies dans l'espace physique et cosmique. Trois sphères, trois zones, non sépa­rées : le mental, le social, le cosmique; — le corps vécu, le prochain, le lointain.

Ceci admis, il y a une histoire de l'espace. Le vécu donne lieu à des espaces de représentations, imaginés à partir du corps et symbolisés par lui. Le conçu, le lointain, donne lieu à des représen­tations de l'espace, établies à partir d'éléments objectifs, pratiques et scientifiques. Que l'on pense à l'espace médiéval : d'un côté, l'espace de représentation magico-religieux, en bas l'enfer, en haut le ciel habité par Dieu; entre les deux, le monde terrestre. Ce qui n'empêchait pas des représentations de l'espace : la construction des premières cartes, le savoir des navigateurs, des commerçants, des pirates; la Méditerranée au centre du monde, etc.

L'histoire de l'espace montrerait comment divergent ou se rencontrent les espaces de représentations et les représentations de l'espace, la pratique modifiant « réellement » l'espace-nature.


Pour déchiffrer l'espace, on peut proposer plusieurs grilles et décodages, et les essayer sur l'espace actuel. Cet espace se caractérise par la coexistence, souvent peu pacifique, des œuvres et produits d'époques diverses. Diachronies, décalages, distorsions entre les mines antiques et les produits de la technique moderne, engendrent des tensions qui animent l'espace mais le rendent difficile à déchiffrer.

On peut analyser l'urbain (la ville) comme sujet (les consciences, les degrés de conscience, les activités des groupes); comme objet (la situation et le site, les flux); comme œuvre (monuments et institutions). On peut suivre historiquement la monumentalité et son rapport avec le bâtiment (fonctionnel: entrepôts, maisons de rapport, etc.) en montrant aujourd'hui l'éventualité d'un dépassement de l'opposition classique.

On peut aussi comparer l'espace à un langage et étudier ses dimensions: le paradigmatique (oppositions pertinentes: dehors-dedans, haut-bas, verticalité-horizontalité, etc.); — le syntagmatique (enchaînements et liaisons: rues, avenues et boulevards, routes, etc.); — le symbolique (le sens des monuments, des lieux privilégiés, etc.).

En ce qui concerne l'espace global, deux séries de propositions théoriques permettent d'accéder à un rapport avec l'État. La première a un caractère historique et génétique; elle met en relation l'espace, approximativement, avec les modes de production. La seconde, plus actualisée, mieux définie dans le synchronique, se réfère au concept de morphologie hiérarchique stratifiée. Il n'est pas certain, loin de là, que ces deux propositions s'excluent. La génétique (histoire) de l'espace peut et doit s'ouvrir sur une spatio-analyse, elle-même menant vers une rythmanalyse (liaison de l'espace et du temps avec les cycles et les rythmes, dans la nation, la société, la conscience réfléchissante). Ce dernier développement passe à côté de l'État et va bien au-delà. Ce n'est donc pas ici sa place.

L'espace analogique : — La communauté pri­mitive fut plus complexe que Marx ne l'a vue, avec des combinaisons de formes sociales; prêtres et sorciers, chefs de guerre, lignages, consanguinités et territorialités s'enchevêtrent. On peut, dans l'ensemble, caractériser l'occupation de l'espace — l'espace occupé par ces sociétés — comme espace analogique. Il y a des exemples précis et probants d'espaces analogiques : les villages dogons en Afrique, d'après les travaux de M. Griaule et G. Dieterlen (résumés dans D. Forcle : African Worlds, London, 1954, et A. Tzonis: Toward a non repressive envi­ronment, New York, 1974, chap. II, pp. 22 & sq.) figurent le corps humain. Le village et son organisation sont censés représenter ou plutôt reproduire un corps divin, lui-même projection du corps humain. La tête, les membres, les organes génitaux mâles et femelles et les pieds sont figurés par des groupements de huttes: huttes de commandement, huttes de réunion des hommes et des femmes, huttes dans lesquelles sont mis les instruments de travail, et ainsi de suite. L'espace approprié par analogie avec le corps est une projection de celui-ci sur ou dans l'espace.

L'espace cosmologique : — Le mode de pro­duction antique (Cité, esclaves) se lie à un espace cosmologique. Les objets monumentaux se groupent de façon à proposer une image du cosmos. La ville est une «imago mundi». Souvent, un monument particulier a la charge de représenter l'espace le plus caractéristique : ainsi le Panthéon, destiné à accueillir tous les dieux — même le dieu inconnu — en représentant le firmament, l'espace cosmique. La ville comprend, dans le mode de production antique ou asiatique, un endroit marqué par un monu­ment, obélisque ou pierre, considéré comme l'ombilic, l'omphalos, le centre du monde autour duquel se construit une représentation de l'espace dominé.

L'espace symbolique : — La ville médiévale détient une autre forme d'espace, l'espace sym­bolique. L'espace de ces villes, celui des cathédrales, se remplit de symboles religieux. On peut ainsi comprendre le passage de l'espace cosmo­logique encore des églises romanes à l'espace symbolique des cathédrales gothiques. Celles-ci symbolisent l'émergence de la cité au-dessus du sol et l'élan de la société entière vers la clarté conçue, à ce moment-la, comme celle du Logos, c'est-à-dire du Verbe, c'est-à-dire du Christ. Dans l'espace cryptique la vérité reste enfouie dans les tombeaux. L'espace se transforme pendant la période gothique en un espace de décryptage, une montée vers la lumière. C'est aussi le moment historique d'une grande lutte de classes : bourgeoisie urbaine contre féodalité terrienne. Le symbolisme a deux aspects: reli­gieux et politique.

L'espace perspectif : — Bien qu'il n'entre pas dans la classification des modes de production, l'espace perspectif mérite qu'on s'y arrête parce qu'il est entré dans nos habitudes, dans notre langage, alors qu'à l'aube des temps modernes a lieu la crise de toutes les références. C'est une erreur de penser encore en termes d'espace perspectif puisque dès 1910 la peinture de Kandinsky, celle de Klee et celle du cubisme analytique, nous avertissent qu'il y a rupture de l'espace perspectif. La ligne d'horizon disparaît chez les peintres comme la rencontre des paral­lèles a 1'infini.

L'espace perspectif naquit avec la Renais­sance, en Toscane, où les villes prennent davantage d'importance : Florence, Sienne, Lucques et Pise. Sur la base du capital commercial (les drapiers traitent la laine des troupeaux) s'installe dans ces villes un capital bancaire. Les banquiers de Florence, de Sienne ou de Pise achètent aux seigneurs féodaux leurs domaines et les transforment. A l'exploitation par les serfs, ils substituent l'exploitation par des métayers qui partagent la récolte avec les propriétaires. Le métayage est alors un progrès par rapport au servage; libre, le métayer partage sa récolte avec le propriétaire foncier; il a donc intérêt à produire le plus possible. Les banquiers, maîtres des villes toscanes, ont besoin de récoltes accrues pour alimenter le marché des villes et les villes elles-mêmes. De par leur position, ils sont encore plus largement bénéficiaires de ce progrès que les paysans. Ces banquiers, dont les Médicis, construisent à la campagne des palais; autour des palais, les métairies. Les chemins qui vont des uns aux autres sont plantes de cyprès; le paysage prend alors une profondeur et une ampleur qu'il n'avait pas encore. Les lignes vers l'horizon sont jalonnées par ces allées de cyprès, symboles à la fois de propriété et de pérennité; à ce moment-là, apparaît la perspective qui, dans une certaine mesure, résulte de l’influence réciproque des villes sur la campagne. Toutefois, cela ne suffit pas; un espace ne s'explique pas seulement par des conditions économiques et sociales. L'élaboration d'Alberti permet à la perspective de prendre forme. L'espace reste encore symbolique du corps et de l'univers, tout en étant déjà mesuré, et déjà visuel. Ce transfert de l'espace vers la visualisation et le visuel est un phénomène d'une importance capitale. Selon Alberti, de l’agencement visuel des éléments de l'espace — les lignes et les courbes, la lumière et les ombres, les éléments mâles et les éléments féminins (c'est-à-dire les angles et les formes rondes) — de cet agencement doit résulter la beauté pour les yeux, sensation spiritualisée engendrant à la fois l'admiration et le plaisir. L'espace tient certaines qualités de la nature, la luminosité et la clarté; l'art et l'invention procurent d'autres qualités, telles la convenance, la noblesse et l'adaptation aux lois de la société.

Cet espace est celui de la perspective qui reprend la nature en la mesurant et en la subordonnant aux exigences de la société, sous la domination de l'œil et non plus du corps entier. Dès le Quattrocento, on trouve dans la peinture l'espace perspectif fournissant un langage commun aux habitants, aux usagers, aux autorités, aux artistes, dont les architectes. Dès lors, la ville s'organise perspectivement. Elle est soumise à une dominante, la façade, qui détermine la perspective et la fuite des parallèles, c'est-à-dire les rues. La cristallisation de cet ensemble entraîne de multiples conséquences: les différences n'apparaissent plus que dans la succession des façades. Les ruptures, décrochements et encorbellements sont réduits au mini­mum; ils ne doivent plus rompre la perspective. Puisque la façade est faite pour voir et être vue, elle est essentielle et dominatrice. Ce qui n'existait pas auparavant et surtout pas dans l'antiquité. Sur les façades elles-mêmes, on accroche des balcons, servant à la fois pour voir et pour être vu. C'est donc tout un espace qui s'orga­nise, régissant l'ensemble des arts (la peinture, la sculpture, l'architecture et l'urbanisme), un espace commun à tous; les habitants se situent dans cet espace; les architectes ou les autorités politiques savent l'ordonnancer; on a affaire à un code. C'est probablement la seule fois dans l'histoire de l'espace où il y ait un code unique pour les différents niveaux stratifiés, c'est-à-dire le niveau de la pièce, de l'immeuble, de la succession des immeubles, du quartier, de la ville, de son insertion dans l'espace environnant. D'où la beauté harmonieuse et figée des villes qui ont adopté ce modèle.

L'espace capitalistique : — Pour l'espace pers­pectif, l'espace de catastrophe sera l'espace capitalistique. L'un commence la ruine de l'autre. Le phénomène est visible dès le cubisme analytique de Picasso ou la peinture de Kandinsky. Cette ruine de l'espace perspectif est caractérisée par le fait qu'un monument, une architecture, un objet quelconque se situe dans un espace homogène et non plus dans un espace qualifié (qualitatif) : dans un espace visuel qui permet au regard et suggère au geste de tourner autour. Picasso, Klee et les membres du Bauhaus ont simultanément découvert qu'on peut représenter les objets dans l'espace, de sorte qu'ils n'ont plus de face ou de façade privilégiée. Ils ne s'orientent plus vers celui qu'ils regardent ou qui les regarde. Ils sont dans un espace indifférent et sont indifférents eux-mêmes à cet espace en voie de quantification complète. L'immeuble-tour dont Mies Van Der Rohe a dessiné les prototypes est situé dans un espace de telle sorte que l’on puisse tourner autour; c'est un objet qui n'a plus de face, plus de façade. Sans la façade, la rue tombe. L'espace perspectif est donc remplacé par un espace entièrement nouveau. Une ambiguïté vient de ce que les membres du Bauhaus et Le Corbusier ont cru accomplir une révolution. On les prit pour des bolcheviks alors qu'ils introduisaient l'espace capitalistique. Leur conception de l'espace s'est répandue avec le néo-capitalisme et surtout avec la montée triomphale de l'État.

Cet espace capitalistique n'est guère facile à décrire et à définir. Il ne suffit pas d'avancer qu'il est seulement quantitatif ou qu'on a substitué à l'espace perspectif, c'est-à-dire à un espace qualifié un espace quantitatif. Cet espace quantitatif est un espace homogène mais brisé. L'art pictural et l’art sculptural ont produit de véritables modèles de cet espace. L'art a mis en évidence la violence interne à la brisure de l'espace.

Comment un espace peut-il être à la fois homogène et brisé? N'y aurait-il pas là une absurdité, une impossibilité? Non. Cet espace est homogène parce que tout y est équivalent, échangeable, interchangeable, parce que c'est un espace acheté et vendu et qu'il n'y a échange qu'entre équivalences et interchangeabilités. Cet espace est brisé parce qu'on le traite par lots ou parcelles; vendu par lots ou parcelles, il est donc fragmenté. Relevant du monde de la marchandise où tout est équivalent, et relevant aussi de l’étatique où tout est contrôlé, il est brisé parce que traité par lots parfois minuscules, la limite inférieure du lot n'étant que celle où son emploi pour la construction est impossible; les lots se vendent aussi cher que possible suivant les lois ou règles de la spéculation. C'est un espace logique bien que la logique de l'ensemble homogène soit démentie par la fragmentation du détail.

La classification proposée des espaces corres­pond approximativement à la suite des modes de production selon Marx. Cette suite ne peut passer pour acquise, ni les caractères de chaque mode de production pour établis. Il s'agit ici de montrer, brièvement, qu'il y a production de l'espace inhérente au mode de production, celui-ci ne se définissant pas seulement par quelques rapports de classes (marxisme banalisé) ou par des idéologies et formes de la connaissance et de la culture (Gramsci) mais aussi par cette produc­tion spécifique.

Analogique, cosmologique, symbolique et logique ou logistique offrent une diachronie (une succession). Chaque mode de production a eu son espace; mais les caractéristiques de l'espace ne se ramènent pas aux caractéristiques générales du mode de production; le symbolisme médiéval ne se définit ni par les rentes livrées par les paysans aux seigneurs fonciers, ni par les rapports entre les villes et les campagnes. La réduction de l'esthétique, du social et du mental à l'économique fut une erreur désastreuse qu'un certain nombre de « marxistes » perpétuent.

Le mode de production actuel se caractérise par l'espace de contrôle étatique, simultanément espace d'échanges. l'État tend, par son contrôle, à accentuer le caractère homogène, brisé par les échanges. Un tel espace peut aussi se définir comme optique et visuel. Le corps a disparu dans un espace équivalent à une suite d'images. L'espace perspectif a inauguré cette scotomisation du corps, que le symbolisme préservait, non sans le transposer. Dans l'espace moderne, le corps n'a plus de présence; il est seulement représenté, dans le milieu spatial réduit à des composantes optiques. Cet espace est aussi phallique; les tours avec leur arrogance en témoignent suffisamment. Phallique, optique, visuel, logique-logistique, homogène et brisé, global et fragmenté, ainsi se nomment et se conçoivent les caractères de l'espace du MPE*.

Cet espace a été idéalisé par le Bauhaus et par Le Corbusier, en même temps qu'ils le réalisaient. L'idéalisation s'est poursuivie à partir de son caractère visuel et optique. II en tient son allure spéculaire et spectaculaire. L'analyse des œuvres de Le Corbusier montre qu'il s'est représenté cet espace de façon à produire et reproduire l'image exaltante d'un homme fort, contemplant dans la joie la lumière, la nature, les espaces verts et les silhouettes d'autres hommes répandus sous la glorieuse clarté du soleil. Cet espace implique non seulement la vie quotidienne programmée et idéalisée par la consommation manipulée mais aussi la spatialité hiérarchisée entre les espaces nobles et les vulgaires, les espaces résidentiels et les autres. II implique aussi une centralité bureaucratique, dite « civique », occupée par les pouvoirs de décision. C'est un espace organisé de telle sorte que les usagers soient réduits à la passivité et au silence, sauf s'ils se révoltent; leur révolte peut et doit aller de la présentation de contre-projets, de contre-espaces, de revendications quelquefois violentes à une révolte maximale qui remet en question l'ensemble de l'espace interchangeable, spectaculaire, impliquant la quotidienneté, la centralité et la hiérarchisation spatiale.

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à suivre…



* MPE : mode de production étatique

lundi 9 juin 2008

"Héberger, c'est notre droit et notre honneur."

Un très beau texte, paru dans Le Journal Politique n°26, avril 2008.